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12/04/2010

Télémaque (4)

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Source : http://ulyssesseen.com

Mulligan est monté au sommet de la tour pour se raser. Ici, il y a de la lumière et une vue magnifique. Il accomplit son rituel matinal à la manière d'une messe catholique, et ordonne à Stephen Dedalus de monter le rejoindre.

Les mots qu'il prononce signifient "Je monterai à l'autel de Dieu". Pour être exact, c'étaient les premières paroles des prêtres, du temps de la messe en latin (on trouvera dans le lien proposé une version assez agréable à écouter).

Alors oui, Mulligan se livre à une parodie de messe, et oui, c'est immoral mais amusant à faire. Je crois utile de préciser le contexte culturel dans lequel cela vient s'inscrire. 1°) L'introibo n'avait rien d'obscur pour un lecteur catholique d'Ulysse, de 1922 jusqu'à la fin de la messe en latin dans les années 60. C'était quelque chose d'aussi familier que "service !" pour un passionné de tennis. 2°) Pour un auditoire catholique, en 1904 comme en 1922, c'est un sacrilège. Et ce qui va suivre est bien pire.

Difficile de dire ce qu'il faut penser de tout cela. Nous ignorons l'opinion de Joyce, mais nous verrons plus loin ce que Stephen en pense. Joyce était un mécréant, mais il était si imprégné de catholicisme qu'il était encore plus catho que les cathos. Le terrain avait déjà été si bien préparé dans Portrait de l'artiste en jeune homme qu'il semble superflu de s'étendre davantage sur le sujet, mais - je le dirai une bonne fois pour toutes - Joyce n'était pas Stephen. Cela peut arranger le lecteur ou l'exégète de feindre de l'ignorer, mais jamais, au grand jamais, ils ne seront les mêmes.

Quant à l'objet que porte Mulligan, c'est un "bol de savon à raser, sur lequel un miroir et un rasoir sont disposés en croix". Pris au premier degré, un homme est simplement sur le point de se raser. Mais la syntaxe méticuleusement choisie par Joyce nous invite à une lecture plus profonde. Mulligan s'apprête à prononcer la prière d'ouverture d'une messe catholique, et le pendant visuel au texte que Rob nous donne à voir est bien d'emblée l'image d'une sorte de prêtre. Mais, pour le moment, jetons un œil sur les ustensiles utilisés par Mulligan : un miroir et un rasoir. Le rasoir tranche : il établit donc une distinction, entre le poil et la peau (symbole d'analyse ?). Le miroir est un réflecteur d'image, il renvoit à quiconque le regarde l'apparence d'une personne, où il n'y avait eu jusque-là qu'une expérience désincarnée d'impressions et de pensée (symbole de synthèse ?). (Oui, je pense ici à Jacques Lacan et son "stade du miroir"). Ni le miroir ni le rasoir ne créent rien de vraiment nouveau. C'est l'inverse de ce qui est supposé se produire pendant une véritable messe, lorsque le prêtre prend ses ustensiles pour accomplir la transsubstantiation miraculeuse de l'eau en vin, comme lors de la Cène.

Ouais, là, je pousse un peu loin, mais je pense sincèrement que nous sommes censés voir en Mulligan quelqu'un d'énergique, plein de vitalité, mais aussi un gars ruiné, un improductif, un parasite. Dedalus est faible, velléitaire, mais il porte en lui la créativité et une force intérieure qui font défaut à Mulligan.
Mais pourquoi Joyce a-t-il affublé Mulligan d'une robe de chambre jaune ? La lecture de l'ouvrage Ulysse annoté de Don Gifford et Bob Seidman peut nous éclairer. Gifford évoque le symbolisme chrétien : "Le jaune est parfois utilisé pour suggérer la lumière de Satan, la dégradation, la jalousie, la trahison et la tromperie." Ainsi, le traître Judas est fréquemment représenté avec un vêtement d'un jaune minable (ce que j'illustrerai par Le Baiser de Judas de Giotto).

300px-Giotto_-_Scrovegni_-_-31-_-_Kiss_of_Judas.jpg

Pourquoi Mulligan traite-t-il Stephen d'"abominable jésuite" ? Probablement à cause d'un incident survenu la nuit même à cause d'un visiteur - nous en entendrons bientôt reparler. Mais aussi parce que Mulligan est un blasphémateur, comme on vient de le dire dans nos dernières descriptions. Stephen n'est pas croyant non plus, mais lui ne se considère pas au-dessus des principes de prudence.

Oliver St John Gogarty, dont le personnage de Mulligan s'inspire, évoqua un jour Joyce en disant de lui qu'il était un "jésuite déviant". Joyce se sentait proche du jésuitisme - enfant, il a été éduqué dans des écoles jésuitiques, et une anecdote célèbre est celle de Joyce disant "vous faites allusion à moi sous les traits d'un catholique ; vous devriez plutôt y voir un jésuite" (cf. Joyce parmi les jésuites de Kevin Sullivan, pour approfondir le sujet). La Compagnie de Jésus, à l'époque comme maintenant, est étroitement associée à une éducation fondée sur une scolarité rigoureuse et indépendante. L'"abominable jésuite" évoqué par Mulligan pourrait aussi faire référence au sentiment de terreur qu'inspire, de réputation, la rhétorique jésuitique.

Enfin, retenons que Mulligan est un usurpateur. Toute cette mascarade ne vient-elle pas le souligner ?

Commentaires

A la fois parodique et solennel, ce commencement est superbe et s'est inscrit dans ma mémoire de façon indélébile depuis que je l'ai découvert. Début de l'oeuvre, du jour, d'un siècle littéraire nouveau qui s'ouvre.

Écrit par : solko | 25/09/2011

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