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26/02/2012

Télémaque (9)

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Source : http://ulyssesseen.com

Stephen et Mulligan discutent de leur visiteur anglais, Haines, qui s'est réveillé au beau milieu de la nuit précédente, en hurlant apparemment à cause d'une panthère noire. Mais probablement pas une de ce genre-là.

Pourquoi Mulligan pense-t-il que le sobriquet "Kinch la fine lame" va si bien à Stephen ? Peut-être parce que Stephen est enclin à "tailler" les gens en pièces ? Ou bien pour son esprit aiguisé ? Je pense que c'est aussi à cause de son irrépressible côté analytique. Le terme "analyse" renvoit à l'idée de décortiquer ou de découper en mille morceaux, et Stephen est un admirateur d'Aristote, l'ancêtre de l'analyse, l'art de tout démonter jusqu'à la dernière pièce. Dans cette acception, être une fine lame signifierait avoir tendance à faire de subtiles distinctions sur une question, plutôt que de prendre parti (NDT : allusion à la casuistique jésuite). Mulligan veut dire aussi que Stephen est peu accessible, et que Haines n'arrive pas à le "cerner". Haines dit que Stephen n'est pas un gentleman, mais Mulligan objecte que Stephen, au contraire, a le "vrai ton" d'Oxford.

Stephen ne cache pas son mécontentement de vivre ainsi, et il se sent en insécurité. Il est prêt à partir. Dans la réalité, Oliver St. John Gogarty, qui a inspiré le personnage de Mulligan, pensait que la tour Martello pourrait devenir un camp de Bohémiens, voire une colonie, et Joyce n'y resta pas une semaine entière.

On pense généralement (d'après la biographie de Joyce par Richard Ellmann) que Haines est calqué sur Samuel Chenevix Trench, un ami anglo-irlandais de Gogarty fasciné par la culture celtique. Trench était sujet aux cauchemars et, en septembre 1904, il rêva d'une panthère noire, dans la tour où il logeait avec Joyce et Gogarty. Il tira un coup de pistolet dans le mur (ce qui n'était pas sans risque, dans une petite pièce ronde aux murs de pierre). Gogarty lui confisca l'arme, non sans s'amuser lui aussi à tirer quelques cartouches. Joyce quitta la tour immédiatement. Judicieux départ.

Voici plusieurs années, dans une conférence sur Joyce, à Rome, j'ai entendu  un érudit avancer que Haines tient aussi, du moins en partie, de William Bulfin, un Anglais qui écrivit un livre sur ses voyages en bicyclette à travers l'Irlande, à l'orée du XXème siècle. Ce livre, Randonnées en Erin, fut très populaire et réimprimé plusieurs fois. Dans un passage évoquant Dalkey et Sandycove, Bulfin décrit sa visite d'une vieille tour militaire, où vivaient quelques jeunes gens. Je vais piquer un extrait d'une excellente page du site de RTE (NDT : Raidió Teilifís Éireann) consacrée à Ulysse:

"Par un beau matin ensoleillé d'automne, nous partîmes à deux sur la route de Bray à Dublin, et atteignîmes Wicklow. Nous voulions pédaler jusqu'à Glendalough puis revenir, mais nous fûmes contraints de changer de programme avant d'avoir gagné Dalkey, du fait de quelque circonstance agréable, une sorte d'appel matinal. Tandis que nous laissions la banlieue derrière nous, mon camarade, qui connaît plusieurs genres d'Irlandais, lança en l'air que des hommes vivant dans une tour, située quelque part sur notre gauche, faisaient sensation dans le voisinage. Ils affichaient, dit-il, de l'hostilité à l'égard des conventions de dénationalisation, et scandalisaient les indépendantistes. L'un d'eux était récemment revenu d'un voyage en canoë de plusieurs centaines de kilomètres, à travers lacs, rivières et canaux d'Irlande ; un autre était lecteur à Trinity College et taquinait la muse poétique ; et un troisième chantait des chansons sur les choses de la vie. Le canoyeur était un étudiant d'Oxford, dont la boutonnière était ornée d'un badge de la Ligue gaélique - un nationaliste des plus énergiques, doté d'un patriotisme faisant fi des limites de la réalité et qui le poussait à déverser un discours dans un irlandais impeccable sur tout Gael qu'il pouvait rencontrer, avec un accent mélangeant celui de sa langue natale avec les roulements du Connacht. Le poète était une sorte de génie capricieux, qui s'exprimait de manière captivante, avec un humour acéré et sinistre, qui piquait brillamment au vif, de taille et d'estoc, à la façon d'un Swift armé d'une rapière. L'autre poète écoutait en silence, et lorsque nous montâmes au sommet de la tour, il leva fébrilement un verre à la gloire du jour naissant. C'était très agréable d'être là, dans la réjouissante lumière du soleil et la douce brise marine. Nous tournâmes notre regard vers le Ben Edair des légendes héroïques, désormais appelé Howth, et nous nous demandâmes combien parmi les habitants de "Sunnyville Lodges”, de “Elmgrove Villas” et autres maisons respectables bâties à flanc de colline, savaient quoi que ce soit de Finn, Oisín et Oscar. Nos yeux se dirigèrent vers le nord, où la brume s'étend paresseusement sur les berges de la Liffey, vers le sud, par-dessus les toits, les jardins et les parcs, jusqu'au pic grisâtre de Killiney, puis vers l'ouest et l'arrière-pays, en direction des montagnes bleues."

C'était plus long que nécessaire, mais vous voilà édifiés. A travers son livre, Bulfin s'intéresse aux Irlandais avec ceci de bluffant qu'il en sait plus sur leur histoire et leur langue que les autochtones eux-mêmes.

La panthère noire reste un mystère pour moi. J'ignore s'il faut y voir un symbole particulier, ou bien si Joyce cherche à brouiller les pistes, comme à d'autres endroits de son livre. Il est tout de même étrange que Stephen parle deux fois de "panthère noire", de manière très rapprochée. Même si l'allusion n'est pas évidente (et j'en appelle à vous, aimables lecteurs, pour me dire tout ce que vous savez sur les panthères noires), ce rêve suggère que quelque chose ne va pas très bien chez Haines. Peut-être qu'avec Bulfin comme modèle, Haines doit être vu comme quelqu'un faisant du tourisme en Irlande comme si c'était un safari (je l'imagine bien avec une malle à fusil et un casque colonial), et la panthère noire est le symbole de l'altérité exotique des Irlandais. Dites-moi ce que vous en pensez.

11/12/2011

Télémaque (8)

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Source : http://ulyssesseen.com

Nous avons déjà parlé de Stephen « Dédale », de ce grand architecte et de tout ce qui tourne autour, et le dessin de Rob nous fait comprendre que Stephen est comme pris dans un labyrinthe. Tout en se moquant du nom hellénique de Stephen, Mulligan songe à un futur voyage en Grèce, tandis que Stephen se focalise sur l'instant présent et sur un hôte importun (NDT : Haines). Stephen irait-il à Athènes si la tante de Mulligan ne payait pas le voyage ? Non. C'est pourquoi Mulligan le traite de « maigrichon de jésuite » et d'immature (NDT : la traduction de 1929 donne « gnognote de jésuite »). Stephen ne saurait profiter d'une générosité aussi déplacée, fût-ce pour un beau voyage.

Mulligan insiste lui-même sur le lien entre ce voyage et sa raillerie au sujet de l' « absurdité » du nom grec de Stephen. Mais au juste, pourquoi Mulligan parle-t-il des Grecs ? Je suis convaincu que Joyce cherche ainsi à signaler au lecteur qu'il se trouve simultanément dans la Grèce homérique et dans l'Irlande de l'auteur. L'intérêt de Mulligan pour les Grecs est aussi le signe de sa haute éducation, voire de son homosexualité selon quelques hardis exégètes.

Stephen est un artiste, et il cherche sa voie. Pour beaucoup d'artistes dublinois, il était logique de partir à Londres, car c'était l'endroit où trouver des éditeurs et des lecteurs, le lieu où la littérature anglaise trouvait ses racines, et c'est là que se trouvait l'argent. Au contraire, en 1904, dans un grand mouvement d'éveil de la celtitude en Irlande, de nombreux artistes se tournèrent vers la culture originelle de leur île ; pensons à John Millington Synge, ou aux remarques acerbes de Miss Ivors envers Gabriel Conroy dans Les Morts. Mulligan propose une troisième voie, allant des traditions du monde ancien (NDT : celtique) au monde grec, en passant par l'histoire de l'Empire romain, moins stimulante au plan culturel.

Nombre d'articles ont été et continueront à être écrits à ce sujet, mais pour l'instant, ouvrons une parenthèse pour dire que la notion de monde classique était très importante pour toutes sortes d'artistes « modernes » - des découvertes archéologiques à la fin du XIXème siècle rendirent ce terme soudainement bien plus concret, ce qui amena beaucoup d'artistes d'alors à se tourner vers le classicisme, la pureté et l'humanisme de son art l'emportant sur ce qui était pris pour une marque de décadence et de chauvinisme propres à la fin de l'ère victorienne. Et c'est bien de là que part Ulysse, après tout (bien que, soit dit en passant, Joyce lui-même ne savait pas grand chose du grec ancien ou moderne ; mais pour sûr, il savait son latin !).

On pourrait s'attendre à ce que Stephen reçoive l'invitation de Mulligan avec plus d'entrain, mais celle-ci, comme nous le verrons, est totalement hypocrite. D'ailleurs, Télémaque ne retourne pas à Troie pour y retrouver son père...

16/10/2011

Télémaque (7)

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Source : http://ulyssesseen.com

Mulligan accomplit sa farce de la transmutation, attendant que le double coup de sifflet du bateau-courrier, annonçant son arrivée, fasse écho à son propre sifflement.

Dans le livre, le mot « Chrysostomos » se trouve au milieu d'un petit paragraphe, qui décrit la scène et le visage de Mulligan. Voyez comment Rob a donné à ce mot un style différent, afin de le distinguer du reste du dialogue, que celui-ci soit intérieur ou entre les personnages. C'est un point sur lequel nous avons assez longuement discuté.

Les gens qui lisent Ulysse pour la première fois sont si impatients d'arriver à la partie difficile de l'œuvre, d'accéder aux allusions, ou tout simplement aux moments salaces, qu'ils passent à côté de ce passage bizarre mais, dès la première page, très révélateur. Lorsque je parle d'Ulysse à des élèves, j'aime m'attarder exagérément longtemps sur ce mot [NDT : « Chrysostomos »], parce que plus on l'observe, plus il semble étrange.

Question-clef : qui prononce ce mot ? Ce n'est pas du dialogue, car il n'est pas marqué par le tiret de ponctuation que Joyce préférait attribuer aux paroles réellement prononcées (au détriment des banals guillemets). Il semble provenir du narrateur, mais sa formulation semble plutôt elliptique – un narrateur normal dirait quelque chose comme : « ses dents étaient serties d'or, elles brillaient au soleil et lui donnaient la bouche d'or de saint Jean Chrysostome ». Enoncé aussi abruptement, le mot procède, à mon avis, d'un enchaînement logique, selon lequel il provient plus certainement de Stephen que de quelqu'autre narrateur impartial. C'est l'un des nombreux exemples de « POC ».

Mais qui est Chrysostome, au fait ? Je n'ai jamais trouvé d'explication vraiment satisfaisante à cette allusion. Prise au premier degré, il s'agit seulement de remarquer que Mulligan a de l'or sur les dents. C'est aussi un orateur avisé. Il a donc une « bouche en or » [NDT : c'est ce que signifie littéralement « chrysostome » en grec ancien]. Gifford est un bon point de départ pour approfondir ce genre de choses. Il suggère quelques possibilités, l'une étant le rhétoricien grec Dion Chrysostome, l'autre saint Jean Chrysostome, Père de l'Eglise grecque [NDT : célèbre pour son éloquence]. Bien sûr, le modèle vivant de Mulligan était Oliver St John Gogarty, et Joyce a pu établir un lien entre « saint Jean » et « St John » présents dans ces deux derniers noms.

Tout cela est bien joli, mais je ne vois pas ce que cela ajoute à ce que l'on sait déjà de Mulligan. Pour autant qu'il y ait quelque chose à ajouter. La troisième proposition de Gifford, le pape Grégoire Ier, colle beaucoup mieux. Surnommé en Irlande « Grégoire à la bouche d'or », il fut le pape qui entreprit de ramener les Bretons insulaires à la chrétienté romaine (par opposition à son étrange variante pratiquée dans l'Irlande voisine). Si vous avez un meilleur candidat, dites-le moi !

Encore une chose : l'évocation de l'électricité m'a toujours interloqué... J'y vois une allusion de Mulligan à une sorte d'expérience médicale, à laquelle il aurait assisté en tant qu'étudiant, à la Frankenstein.

En naviguant sur Internet, j'ai trouvé un petit détail : « Le Pigeonnier », fameuse destination jamais atteinte dans la nouvelle de Joyce intitulée Une Rencontre [NDT : la deuxième nouvelle des Gens de Dublin], a commencé sa longue vie comme centrale électrique en 1903, précédant d'un an les événements de la tour Martello. La centrale de Poolbeg enserre désormais le « Pigeonnier » d'origine, on la voit facilement depuis le haut de la tour de Joyce (elle apparaît aussi dans la vidéo de U2, « Pride (In the Name of Love) »).

La première centrale de Dublin fut mise en service en 1892. Il est clair que la tour n'est pas équipée de l'électricité. Une lampe à gaz joue un rôle, plus loin dans le roman, puis Stephen et Bloom auront une discussion comparant les réverbères électriques et à gaz – je vais m'employer à glaner d'autres références au sujet de l'électricité...