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24/09/2011

Télémaque (5)

littérature, roman, illustration, irlande, dublin, james joyce, ulysse
source : http://ulyssesseen.com

Voici qu'entre en scène Stephen Dedalus, le poète anxieux. J'aime la façon dont l'illustration de Rob fait ressembler le haut de la tour à une arène – cela donne une dimension "gladiatoresque" à ce qui est en train de se passer, d'autant que le format choisi rend tout cela bien vivant.
Au cas où vous vous poseriez la question - en lecteurs passionnés du Portrait de l'artiste en jeune homme -, il s'agit bien du même Stephen Dedalus que celui que l'on y voit faire le vœu de "forger dans la forge de son âme la conscience incréée de sa race". Joyce prit ce nom comme nom de plume au début de sa carrière, en plus de l'attribuer à son alter ego fictionnel. Mais vous verrez que Stephen est un peu plus âgé, un peu plus blasé que celui du Portrait, et qu'il est un tantinet déprimé.
Je sais que c'est trivial, mais cela ne vous fera pas de mal de vous rafraîchir la mémoire au sujet de Dédale, grand architecte et concepteur du labyrinthe du Minotaure.
Il est intéressant de noter qu'à partir de cet instant, le lecteur adopte l'angle de vue de Stephen, comme Rob le fait dans son dessin. Cela correspond à une caractéristique de Joyce, qui est de prêter à la voix du narrateur des éléments de vocabulaire, des tics stylistiques ou des perceptions propres à l'un des personnages de la scène qui est en train d'être racontée. Là où vous pourriez avoir, de prime abord, l'impression que le narrateur est un personnage omniscient à votre service, vous verrez, une fois que vous aurez compris de qui proviennent les paroles prononcées, que ces dernières résonnent dans la voix du narrateur avec le timbre particulier d'un autre personnage (on dit communément que ce personnage "contamine" la voix du narrateur). J'ai (NDT : Mike Barsanti, mais je partage cet avis) une théorie assez hardie , selon laquelle le narrateur du Portrait est réellement Stephen parlant de lui-même à la troisième personne. Hugh Kenner appelait ce procédé de style "le Principe d'Oncle Charles", dans son ouvrage de référence, Les Voix de Joyce. Ici, le texte ne fait pas vraiment la démonstration de ce qu'est le "POC" (comme disent les "joyciens") mais le choix de certaines perspectives, nécessaires au dessin, permet d'en illustrer le phénomène.

12/04/2010

Télémaque (4)

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Source : http://ulyssesseen.com

Mulligan est monté au sommet de la tour pour se raser. Ici, il y a de la lumière et une vue magnifique. Il accomplit son rituel matinal à la manière d'une messe catholique, et ordonne à Stephen Dedalus de monter le rejoindre.

Les mots qu'il prononce signifient "Je monterai à l'autel de Dieu". Pour être exact, c'étaient les premières paroles des prêtres, du temps de la messe en latin (on trouvera dans le lien proposé une version assez agréable à écouter).

Alors oui, Mulligan se livre à une parodie de messe, et oui, c'est immoral mais amusant à faire. Je crois utile de préciser le contexte culturel dans lequel cela vient s'inscrire. 1°) L'introibo n'avait rien d'obscur pour un lecteur catholique d'Ulysse, de 1922 jusqu'à la fin de la messe en latin dans les années 60. C'était quelque chose d'aussi familier que "service !" pour un passionné de tennis. 2°) Pour un auditoire catholique, en 1904 comme en 1922, c'est un sacrilège. Et ce qui va suivre est bien pire.

Difficile de dire ce qu'il faut penser de tout cela. Nous ignorons l'opinion de Joyce, mais nous verrons plus loin ce que Stephen en pense. Joyce était un mécréant, mais il était si imprégné de catholicisme qu'il était encore plus catho que les cathos. Le terrain avait déjà été si bien préparé dans Portrait de l'artiste en jeune homme qu'il semble superflu de s'étendre davantage sur le sujet, mais - je le dirai une bonne fois pour toutes - Joyce n'était pas Stephen. Cela peut arranger le lecteur ou l'exégète de feindre de l'ignorer, mais jamais, au grand jamais, ils ne seront les mêmes.

Quant à l'objet que porte Mulligan, c'est un "bol de savon à raser, sur lequel un miroir et un rasoir sont disposés en croix". Pris au premier degré, un homme est simplement sur le point de se raser. Mais la syntaxe méticuleusement choisie par Joyce nous invite à une lecture plus profonde. Mulligan s'apprête à prononcer la prière d'ouverture d'une messe catholique, et le pendant visuel au texte que Rob nous donne à voir est bien d'emblée l'image d'une sorte de prêtre. Mais, pour le moment, jetons un œil sur les ustensiles utilisés par Mulligan : un miroir et un rasoir. Le rasoir tranche : il établit donc une distinction, entre le poil et la peau (symbole d'analyse ?). Le miroir est un réflecteur d'image, il renvoit à quiconque le regarde l'apparence d'une personne, où il n'y avait eu jusque-là qu'une expérience désincarnée d'impressions et de pensée (symbole de synthèse ?). (Oui, je pense ici à Jacques Lacan et son "stade du miroir"). Ni le miroir ni le rasoir ne créent rien de vraiment nouveau. C'est l'inverse de ce qui est supposé se produire pendant une véritable messe, lorsque le prêtre prend ses ustensiles pour accomplir la transsubstantiation miraculeuse de l'eau en vin, comme lors de la Cène.

Ouais, là, je pousse un peu loin, mais je pense sincèrement que nous sommes censés voir en Mulligan quelqu'un d'énergique, plein de vitalité, mais aussi un gars ruiné, un improductif, un parasite. Dedalus est faible, velléitaire, mais il porte en lui la créativité et une force intérieure qui font défaut à Mulligan.
Mais pourquoi Joyce a-t-il affublé Mulligan d'une robe de chambre jaune ? La lecture de l'ouvrage Ulysse annoté de Don Gifford et Bob Seidman peut nous éclairer. Gifford évoque le symbolisme chrétien : "Le jaune est parfois utilisé pour suggérer la lumière de Satan, la dégradation, la jalousie, la trahison et la tromperie." Ainsi, le traître Judas est fréquemment représenté avec un vêtement d'un jaune minable (ce que j'illustrerai par Le Baiser de Judas de Giotto).

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Pourquoi Mulligan traite-t-il Stephen d'"abominable jésuite" ? Probablement à cause d'un incident survenu la nuit même à cause d'un visiteur - nous en entendrons bientôt reparler. Mais aussi parce que Mulligan est un blasphémateur, comme on vient de le dire dans nos dernières descriptions. Stephen n'est pas croyant non plus, mais lui ne se considère pas au-dessus des principes de prudence.

Oliver St John Gogarty, dont le personnage de Mulligan s'inspire, évoqua un jour Joyce en disant de lui qu'il était un "jésuite déviant". Joyce se sentait proche du jésuitisme - enfant, il a été éduqué dans des écoles jésuitiques, et une anecdote célèbre est celle de Joyce disant "vous faites allusion à moi sous les traits d'un catholique ; vous devriez plutôt y voir un jésuite" (cf. Joyce parmi les jésuites de Kevin Sullivan, pour approfondir le sujet). La Compagnie de Jésus, à l'époque comme maintenant, est étroitement associée à une éducation fondée sur une scolarité rigoureuse et indépendante. L'"abominable jésuite" évoqué par Mulligan pourrait aussi faire référence au sentiment de terreur qu'inspire, de réputation, la rhétorique jésuitique.

Enfin, retenons que Mulligan est un usurpateur. Toute cette mascarade ne vient-elle pas le souligner ?

14/03/2010

Télémaque (3)

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Source : http://ulyssesseen.com

Un gars un peu rondouillard apporte un bol en haut d'une tour. Ainsi commence le plus important roman du 20ème siècle. Une cérémonie incantatoire est sur le point de se tenir.
Ce n'est pas le héros principal, mais un personnage secondaire dont c'est la scène la plus importante. Il est inspiré d’une des réelles connaissances de Joyce, Oliver St John Gogarty, un physicien et écrivain qui, par la suite, deviendra sénateur de l’Etat libre d’Irlande. En 1904, il loua une fortification militaire abandonnée à l’extérieur de la ville, dans laquelle il vécut et tint salon pendant plus de vingt ans. Joyce y séjourna mais seulement pendant une semaine, en septembre 1904.
C’est une évidence : il est peu commode de vivre dans une fortification de l’époque napoléonienne sans chauffage, à une douzaine de kilomètres du centre-ville, à vol d’oiseau. C’est typiquement le genre de décision que peut prendre une bande de jeunes de vingt ans. Avant d’avoir une petite amie. Ou un petit copain. Mulligan vit pleinement son rêve, tirant le meilleur parti de sa tour en bord de mer - ou du moins essaye-t-il.
Et chose encore plus évidente : c’est pour une raison pratique que Mulligan monte au sommet de la tour pour se raser. Les pièces à vivre sont sombres et enfumées, sans parler de l’odeur prenante d’un Dedalus à l’hygiène douteuse (nous en reparlerons plus tard) mêlée à celle d’un Anglais endormi.

La scène, telle que représentée par Robert Berry (Rob), nous donne une curieuse vue panoramique embrassant deux informations importantes : a) nous sommes au milieu de nulle part ; b) Mulligan se lance dans un spectacle sans public. Pour lui, il est insupportable de ne pas avoir de public, si bien qu’il ne tarde pas à ordonner à Stephen Dedalus de lui servir d’enfant de chœur pour sa messe de rasage un peu perverse. Rob dresse, sur toute la hauteur de la page, un gigantesque S, rappelant celui de la première édition américaine d’Ulysse chez Random House. Certains spécialistes avancent que le livre commence par ce S pour signifier que Stephen est au centre des premiers chapitres… Nous nous contenterons d’en admirer l’effet, dans sa dimension épique.

J’ai toujours pensé que Mulligan faisant l’objet d’injustes critiques, et je (NDT : Mike Barsanti) m’identifie à lui d’une certaine manière. Ici, au lever du jour, il semble avoir la parole facile et être un peu condescendant, mais plus sensible que Stephen. Et puis il est amusant, majestueux et… rondouillard.

Nous sommes sur le point de faire la connaissance de Stephen, maigrichon et anxieux. Si on faisait passer une audition pour jouer le rôle de Mulligan, on aurait besoin d’un acteur du genre à en faire un peu trop, doté d’un soupçon de malice et d’un esprit aiguisé, un peu aristocratique, un peu bedonnant, qui ne contrôle pas tout à fait ses appétits mais ne s’en porte pas plus mal, peut-être une sorte de jeune John Malkovitch ?