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10/07/2015

Télémaque (30)

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source : http://ulyssesseen.com

Dans les quelque pages précédentes, il a beaucoup été question du contexte de la relation entre Mulligan et Stephen, et d’événements antérieurs. Ici, nous avons une idée plus claire de la nature de leurs rapports actuels. Stephen a un emploi et touche un revenu. Plus particulièrement, Mulligan pense qu’il a trouvé un moyen de tirer profit du talent satirique de Stephen. Et Stephen se voit lui-même comme le "serviteur d'un domestique".

Les sentiments de Stephen sont très familiers à quiconque a eu affaire à un colocataire négligent – dois-je nettoyer derrière cet abruti ? ou bien dois-je laisser le bol là où il est ? – mais Mulligan a déjà révélé son jeu, et aux yeux de Stephen, cela va plus loin que de simples mauvaises manières. C’est aussi une façon concise de remettre Stephen en perspective dans le rôle de Télémaque : les prétendants mettent le bazar et prennent son argent, et il ne peut rien y faire.

Pour ce qui est de l’argent, nous apprendrons sous peu que Stephen est payé un peu moins de 4 livres, ici appelées “quids”. Sans en avoir l’air, ce n’est pas une petite somme. Songez que l'on pouvait s’offrir une pinte de bière pour 2 pennies (ou 2 pence) en 1904 à Dublin. Il y avait 240 pence dans une livre ancienne. On pouvait donc payer 120 pintes avec une livre. En 2008, dans notre bonne ville de Philadelphie, une pinte de bière vous coûtera de 2 à 6 dollars, disons 4. Ainsi, si on prend la bière comme référence, une livre de 1904 vaudrait environ 480 de nos actuels dollars américains. Certes, les économistes et autres pinailleurs de votre entourage vous rappelleront qu’à cette époque, le prix de la bière avait été maintenu artificiellement bas, et que c’est une comparaison à la noix… mais si on estime à la louche que 1 penny d’alors vaut 1 dollar actuel, on n’est pas loin du compte. Mulligan réclame donc une assez belle somme.

03/05/2015

Télémaque (29)

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source : http://ulyssesseen.com

Mulligan appelle Stephen de l'intérieur de la tour, le tirant de ses rétrospections sur sa mère.

Il demande à Stephen de descendre "en bon baguenaudeur". Dans son Ulysse annoté, Gifford analyse ce terme comme "quelqu'un qui se meut lentement ou d'un pas traînant". Mais j'y trouve aussi une forte allusion à Moïse. Plus tard dans la journée, Stephen pensera à Moïse et à sa vision au sommet du Pisgah, lorsqu'il racontera une "parabole des prunes" enracinée dans le Dublin moderne.

La façon dont Robert représente cet instant, sur fond d'un vaste horizon lointain, contraste fortement avec les visions claustrophobiques de Stephen sur son passé. Une grande étendue s'offre au regard de Stephen - une vue jusqu'en Grande-Bretagne et au-delà, jusqu'en Europe continentale -, mais il en est arraché par le lien qui l'attache à Mulligan, aussi bien que par le passé qui le hante.

 

28/09/2014

Télémaque (28)

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source : http://ulyssesseen.com

Ici encore, on ne saurait expliquer ce qui se passe dans notre BD sans appauvrir ce que la BD montre elle-même dans cette planche. Stephen est rattrapé par son "cerveau en pleine rumination" (autre exemple du Principe d'Oncle Charles, puisque le mot "brooding" signifie "sombre, cafardeux", ce qui provient apparemment du narrateur, et que cela gouverne les pensées de Stephen dans cette scène). Stephen refait une immersion profonde dans le souvenir de la mort de sa mère, faisant remonter à la surface des images merveilleusement précises - tels ses ongles manucurés rougis par le sang de poux écrasés, etc.

La question est alors de savoir si le fait de voir Stephen comme un écrivain en train de lutter pour prendre possession de lui-même, nous permet de mieux le comprendre là, aux prises avec le souvenir de sa mère. L'ordre qu'il lui donne de le laisser tranquille et de le laisser vivre, a certainement du sens. J'imagine que Stephen est tiraillé entre la tendance de l'écrivain de consigner chaque souvenir d'elle en détail (presque dans le style d'une épiphanie), et sa terreur de faire ressurgir la culpabilité effrayante de sa mort, comme dans un film d'horreur.

Quant aux mots en latin, le professeur Gifford nous donne la traduction du missel Layman : "Sois entouré de la foule étincelante de tes intercesseurs immaculés comme le lys ; sois accueilli par le chœur glorieux des vierges" (NDT : traduit par nous). Il s'agit d'une prière pour les défunts, qui peut être prononcée (d'après le missel, selon Gifford) pour recommander le mourant à Dieu en l'absence d'un prêtre. C'est la prière que Stephen aurait dû faire, s'il avait prié (NDT : pour sa mère).