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11/08/2012

Télémaque (11)

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Source : http://ulyssesseen.com

Voici quelques instants, Mulligan citait Swinburne en évoquant la mer comme notre « grande et douce mer ». Il se rapproche de George William Russell, alias Æ, qui parlait souvent de la nature comme de La Puissante Mère. Russell était une figure littéraire prééminente de Dublin au tournant du siècle, et en 1904 il fut le premier à publier une nouvelle de Joyce – dans le journal The Irish Homestead (Le Domaine irlandais) dont il était l'éditeur. Russell joue un grand rôle dans l'épisode 9 Scylla et Charybde, et nous en dirons certainement davantage lorsque nous aborderons ce passage.

Pour en revenir à l'épisode Télémaque, la remarque de Mulligan mènera dans un moment à une discussion sur la mort de la mère de Stephen. Il y a beaucoup à dire à propos des rôles différents que jouent mères et pères dans le monde de Joyce – en particulier dans l'épisode 9. Pour être bref, les mères y sont associées à l'ultime, l'indéniable Vérité, une Vérité par-delà le langage. Disons, sous forme de paraphrase, qu'il se pourrait qu'elles soient la seule chose véritable de la vie. Tandis que la paternité, elle, est incertaine, surtout à une époque où les tests génétiques n'existent pas encore. Cette incertitude crée un insupportable vide, qui doit être comblé par des convictions établies par la loi et le verbe. Dans Scylla, Stephen dit de la paternité qu'il s'agit d'une « fiction légale » (et il faudrait insister ici autant sur l'importance de l'aspect fictif que de l'aspect légal). L'on devrait aussi repenser à Hamlet, encore et toujours !

06/05/2012

Télémaque (10)

 

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Source : http://ulyssesseen.com

Stephen vient de se plaindre de Haines et de son cauchemar. Mulligan change de sujet, pour revenir à sa pique sur l'"hellénisation".

Mulligan propose moqueusement que la "nouvelle couleur artiste" pour les poètes irlandais soit le vert-morve (NDT : "vert pituite" dans la traduction de 1929, allusion probable aux quatre humeurs décrites par Hippocrate). La couleur verte n'est pas anodine pour les Irlandais, surtout en 1904, période à laquelle les Lois pénales (qui réprimèrent le catholicisme et les symboles de l'identité irlandaise) sont encore présentes dans les mémoires. A cette époque, l'identité irlandaise et son avenir sont mis à toutes les sauces. On voit émerger une "école" de spécialistes et d'artistes revenant aux racines de la culture irlandaise pour fonder l'Irlande future - et les gens de se remettre à apprendre le gaélique et à lire les anciens écrits poétiques irlandais. Mulligan se moque ouvertement de tout cela. A la place, il se tourne vers la Grèce antique, pensant peut-être à un nouvel âge classique irlandais. Mais cela n'intéresse pas davantage Stephen. Je pense que, plutôt que de contempler l'Histoire dans un rétroviseur, Stephen porte son regard vers la nouvelle capitale artistique, Paris.

Dans la deuxième vignette, Rob a dessiné Mulligan et Stephen dans une étrange posture. Stephen a l'air surpris, interrompu au beau milieu d'une phrase, tandis que Mulligan porte la main à l'une des poches de Stephen. Plus exactement, il plonge "la main dans la pochette de Stephen". Moment intéressant, où la bande dessinée nous permet d'illustrer le langage corporel. Mulligan envahit, en s'avançant ainsi, l'espace vital de Stephen. "Thalatta ! Thalatta !" signifie - ça n'a rien de surprenant - "La mer ! La mer !". C'est une citation de Xénophon. Je vous laisse chercher... (NDT : mais moi, je suis encore plus serviable que Mike, alors je vous envoie ).

Dans le manuscrit de Rosenbach, la première évocation de la mer par Mulligan, à cet instant, est de dire qu'elle est "notre "grande" et douce mère". C'est bien ce qu'on lit de la main même de Joyce, c'est assez clair. Ces mots sont répétés quelques lignes plus loin. Mais dans sa correction pour la première édition, Joyce précisa qu'il voulait que ce soit une "grise et douce mère". La raison de cette subtile allusion à Athéna, déesse aux yeux gris, protectrice d'Ulysse, demeure par ailleurs obscure.

Et en ce qui est des Grecs, "Epi oinopa ponton" signifie, d'après Gifford, "sur la mer sombre comme le vin", qualificatif fréquent dans l'Odyssée (NDT : on trouvera ici une explication à cette description ; par ailleurs, on pensera au sang du Christ et à la parodie de messe de Mulligan). C'est encore un de ces moments où je me demande si Joyce ne laisse pas un indice bien visible à ses lecteurs : "Hé ! C'est l'Odyssée ! Important !" Nous connaissons désormais l'importance de l'Odyssée pour ce roman, quatre-vingts ans après sa parution, mais ce genre d'indices a dû être utile en son temps, pour les premiers lecteurs.

26/02/2012

Télémaque (9)

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Source : http://ulyssesseen.com

Stephen et Mulligan discutent de leur visiteur anglais, Haines, qui s'est réveillé au beau milieu de la nuit précédente, en hurlant apparemment à cause d'une panthère noire. Mais probablement pas une de ce genre-là.

Pourquoi Mulligan pense-t-il que le sobriquet "Kinch la fine lame" va si bien à Stephen ? Peut-être parce que Stephen est enclin à "tailler" les gens en pièces ? Ou bien pour son esprit aiguisé ? Je pense que c'est aussi à cause de son irrépressible côté analytique. Le terme "analyse" renvoit à l'idée de décortiquer ou de découper en mille morceaux, et Stephen est un admirateur d'Aristote, l'ancêtre de l'analyse, l'art de tout démonter jusqu'à la dernière pièce. Dans cette acception, être une fine lame signifierait avoir tendance à faire de subtiles distinctions sur une question, plutôt que de prendre parti (NDT : allusion à la casuistique jésuite). Mulligan veut dire aussi que Stephen est peu accessible, et que Haines n'arrive pas à le "cerner". Haines dit que Stephen n'est pas un gentleman, mais Mulligan objecte que Stephen, au contraire, a le "vrai ton" d'Oxford.

Stephen ne cache pas son mécontentement de vivre ainsi, et il se sent en insécurité. Il est prêt à partir. Dans la réalité, Oliver St. John Gogarty, qui a inspiré le personnage de Mulligan, pensait que la tour Martello pourrait devenir un camp de Bohémiens, voire une colonie, et Joyce n'y resta pas une semaine entière.

On pense généralement (d'après la biographie de Joyce par Richard Ellmann) que Haines est calqué sur Samuel Chenevix Trench, un ami anglo-irlandais de Gogarty fasciné par la culture celtique. Trench était sujet aux cauchemars et, en septembre 1904, il rêva d'une panthère noire, dans la tour où il logeait avec Joyce et Gogarty. Il tira un coup de pistolet dans le mur (ce qui n'était pas sans risque, dans une petite pièce ronde aux murs de pierre). Gogarty lui confisca l'arme, non sans s'amuser lui aussi à tirer quelques cartouches. Joyce quitta la tour immédiatement. Judicieux départ.

Voici plusieurs années, dans une conférence sur Joyce, à Rome, j'ai entendu  un érudit avancer que Haines tient aussi, du moins en partie, de William Bulfin, un Anglais qui écrivit un livre sur ses voyages en bicyclette à travers l'Irlande, à l'orée du XXème siècle. Ce livre, Randonnées en Erin, fut très populaire et réimprimé plusieurs fois. Dans un passage évoquant Dalkey et Sandycove, Bulfin décrit sa visite d'une vieille tour militaire, où vivaient quelques jeunes gens. Je vais piquer un extrait d'une excellente page du site de RTE (NDT : Raidió Teilifís Éireann) consacrée à Ulysse:

"Par un beau matin ensoleillé d'automne, nous partîmes à deux sur la route de Bray à Dublin, et atteignîmes Wicklow. Nous voulions pédaler jusqu'à Glendalough puis revenir, mais nous fûmes contraints de changer de programme avant d'avoir gagné Dalkey, du fait de quelque circonstance agréable, une sorte d'appel matinal. Tandis que nous laissions la banlieue derrière nous, mon camarade, qui connaît plusieurs genres d'Irlandais, lança en l'air que des hommes vivant dans une tour, située quelque part sur notre gauche, faisaient sensation dans le voisinage. Ils affichaient, dit-il, de l'hostilité à l'égard des conventions de dénationalisation, et scandalisaient les indépendantistes. L'un d'eux était récemment revenu d'un voyage en canoë de plusieurs centaines de kilomètres, à travers lacs, rivières et canaux d'Irlande ; un autre était lecteur à Trinity College et taquinait la muse poétique ; et un troisième chantait des chansons sur les choses de la vie. Le canoyeur était un étudiant d'Oxford, dont la boutonnière était ornée d'un badge de la Ligue gaélique - un nationaliste des plus énergiques, doté d'un patriotisme faisant fi des limites de la réalité et qui le poussait à déverser un discours dans un irlandais impeccable sur tout Gael qu'il pouvait rencontrer, avec un accent mélangeant celui de sa langue natale avec les roulements du Connacht. Le poète était une sorte de génie capricieux, qui s'exprimait de manière captivante, avec un humour acéré et sinistre, qui piquait brillamment au vif, de taille et d'estoc, à la façon d'un Swift armé d'une rapière. L'autre poète écoutait en silence, et lorsque nous montâmes au sommet de la tour, il leva fébrilement un verre à la gloire du jour naissant. C'était très agréable d'être là, dans la réjouissante lumière du soleil et la douce brise marine. Nous tournâmes notre regard vers le Ben Edair des légendes héroïques, désormais appelé Howth, et nous nous demandâmes combien parmi les habitants de "Sunnyville Lodges”, de “Elmgrove Villas” et autres maisons respectables bâties à flanc de colline, savaient quoi que ce soit de Finn, Oisín et Oscar. Nos yeux se dirigèrent vers le nord, où la brume s'étend paresseusement sur les berges de la Liffey, vers le sud, par-dessus les toits, les jardins et les parcs, jusqu'au pic grisâtre de Killiney, puis vers l'ouest et l'arrière-pays, en direction des montagnes bleues."

C'était plus long que nécessaire, mais vous voilà édifiés. A travers son livre, Bulfin s'intéresse aux Irlandais avec ceci de bluffant qu'il en sait plus sur leur histoire et leur langue que les autochtones eux-mêmes.

La panthère noire reste un mystère pour moi. J'ignore s'il faut y voir un symbole particulier, ou bien si Joyce cherche à brouiller les pistes, comme à d'autres endroits de son livre. Il est tout de même étrange que Stephen parle deux fois de "panthère noire", de manière très rapprochée. Même si l'allusion n'est pas évidente (et j'en appelle à vous, aimables lecteurs, pour me dire tout ce que vous savez sur les panthères noires), ce rêve suggère que quelque chose ne va pas très bien chez Haines. Peut-être qu'avec Bulfin comme modèle, Haines doit être vu comme quelqu'un faisant du tourisme en Irlande comme si c'était un safari (je l'imagine bien avec une malle à fusil et un casque colonial), et la panthère noire est le symbole de l'altérité exotique des Irlandais. Dites-moi ce que vous en pensez.